exposing the dark side of adoption
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DIRIGEANT LE JOUR, MILITANT LA NUIT

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DIRIGEANT LE JOUR, MILITANT LA NUIT

Absent le président, intouchable.
Injoignable le directeur général.

En comité stratégique ? Aux Philippines, à New York, à Courchevel ?

Ne cherchez pas. En réalité, il est sur une banquette au fond d'un bar-tabac en train de discuter avec des SDF. Ou peut-être dans un atelier de réinsertion à Marseille côté nord. Ou encore, assidu et anonyme, il suit son séminaire d'aide à l'écoute.

Octobre sera le mois de l'exclusion, ou plutôt de la lutte contre l'exclusion, promue cette année grande cause nationale, avec un programme commun aux 30 grandes associations partenaires.

Discours, colloques, promesses. Droite-gauche, privé-public, Balladur-Emma|s, même combat. Mais combien sont-ils parmi ces emblématiques décideurs à sortir de leurs bureaux douillets pour aller à la rencontre des exclus ? Sans doute moins qu'ils ne le disent, mais peut-être plus qu'on ne le croit.

Discrets soutiers. A Dreux, François Barillot est inspecteur des impôts le jour et responsable des Restos du coeur le soir. A Dijon, c'est Jean-Marie Troussard, patron d'une PME dans l'outillage (Rivom), qui mobilise ses réseaux pour monter des écoles avec soeur Emmanuelle au Caire. Au Havre, c'est le procureur, le commissaire et l'enseignant, réunis autour du directeur d'Auchan, qui après les heures de bureau remettent des jeunes en selle. Comme d'autres à Roubaix, Chambéry, Marseille, Limoges ou Paris.

Insertion, insertion ! Oui, mais comment ? Le bénévolat était un peu passé de mode dans cette décennie de la compétitivité, et voilà qu'il revient au galop. Logement, santé, formation et surtout emploi... la machine à désexclure est en marche. Discrète et collective. Avec ses méthodes et ses limites. Discrétion assurée ? Pas toujours. Il y a ceux qui signent des manifestes, paradent sur la tribune ou lancent à grand fracas un salon de l'humanitaire, et il y a les soutiers de l'exclusion. Ne comptez pas sur moi pour vous raconter mes activités nocturnes , dit Bernard Brunhes, la star du consulting social qui, en d'autres temps, s'occupait le soir d'un foyer de jeunes travailleurs. Le président côté coeur n'aime pas être reconnu. François Polge de Combret, associé-gérant de la Banque Lazard, déteste étaler ses efforts dans les orphelinats de Roumanie.

C'est son jardin secret. D'autres jouent au golf. Lui cherche des peluches, des couvertures ou des cuisinières pour son bébé , Sera (Solidarité enfants roumains abandonnés). Limité, modeste mais efficace : depuis 1990, François Polge de Combret a rassemblé 35 000 donateurs (180 francs en moyenne) auxquels il expédie une lettre trimestrielle. Un seul appui au départ : Martin Bouygues, qui lui a ouvert l'antenne de TF1, puis deux autres généreux bienfaiteurs qui veulent rester anonymes.

Jacques Hintzy, patron d'une agence de communication, est depuis neuf ans trésorier du comité français de l'Unicef. Qui s'en soucie ? Et qui à Roissy sait que le responsable de l'avitaillement, Antoine Buffet, est un pilier de la Table de Cana, cette entreprise d'insertion-restauration montée par un père jésuite ? Qui a fait le rapprochement entre SOS Amitié et le BHV, entre Robert Lion et Médecins du monde, dont l'ancien directeur général de la Caisse des dépôts préside le comité des donateurs ? Entre René Lepautre, l'ancien président d'Air Inter, et le Gard, qui oeuvre pour l'Afrique ou le Brésil ? Entre Pallas et Astrée, quoi de commun sinon la mythologie grecque ? Pierre Moussa.

Dans un des palais à dorures de la République, Benoît Chadenet, haut fonctionnaire, veille sur l'informatique le jour et préside Afrique verte (1) le soir. Mot d'ordre : l'Afrique peut nourrir l'Afrique...

Autrement dit, il faut favoriser localement l'organisation des marchés de céréales en aidant financièrement et techniquement les groupements villageois. Premiers résultats au Burkina, au Niger et au Mali, mais surtout discrétion, discrétion. Si on communique, ça devient glauque , dit un golden boy qui milite pour les SDF. De fait, la lutte contre l'exclusion n'est pas le terrain recommandé pour une démonstration médiatique. Elle est en revanche propice à des actions de plus en plus collectives.

L'effet réseau si vanté par les théoriciens de l'entreprise a trouvé là son aboutissement. Un militant est rarement seul au départ, et moins encore à l'arrivée. A Lille, un homme a donné l'impulsion à la Fondation Nord-Entreprendre : André Mulliez, le cousin germain de Gérard, fondateur d'Auchan. Mais, au-delà, ce sont les Mulliez ou quelques familiers Mulliez , comme on dit là-bas, dix-huit très exactement, qui, à titre personnel, ont voulu aider à la création d'entreprises dans une des régions les moins créatives. En huit ans, ils ont investi 31 millions de francs en prêts d'honneur, aidé 133 entrepreneurs - dont 100 sont encore en activité - qui ont créé 944 emplois. Chaque mois, il y a une réunion de 18 à 23 heures, précise le directeur, Marc Saint-Olive. Les Mulliez sont là.

Réunions, groupes de travail, rapports, c'est la trame du militantisme catho avec le MCC (Mouvement des cadres chrétiens), dont le responsable national est Alain Heilbrunn, cadre chez Total ; ou du militantisme patronal, avec le CJD (Centre des jeunes dirigeants) qui multiplie les consignes antiexclusion. La crise a d'ailleurs suscité une sorte de militantisme alternatif. Avec son intitulé en forme de clin d'oeil, Eau (Etudes et actions d'urgence) est une association fondée en mars 1994 par quelques cadres de l'eau et des grands réseaux pour étudier la reconstruction de Sarajevo. Précision d'Henri Wattelet, le coordonnateur : Nous sommes des experts dans le domaine des grands services publics, détachés de nos entreprises sans retour d'investissement ni démarche commerciale. Mais tous se prennent au jeu. J'ai emmené mon président à Sarajevo, raconte Xavier Guilhou, manager à Spie Batignolles. Il était fasciné. Nous sommes tous persuadés que la décennie qui vient sera perturbante et qu'il nous faut trouver une nouvelle ingénierie du développement.

Prélude à une nouvelle vague tiers-mondiste, les humanitaires-gestionnaires ?

Effet réseau. Pas besoin d'aller au bout du monde pour les urgences ni pour l'ingénierie de militantisme. Suivez Face (2), la machine de Martine Aubry. Avec son idée, lancée en 1992, l'ancien ministre du Travail a séduit quatorze patrons médiatiques qui lui ont apporté au départ 34 millions de francs. Et d'autres ont suivi, offrant bureaux, billets d'avion, camions, repas, et surtout embauche. Un point culminant pour l'effet réseau... Tribune, terrain et retour.

Ils ont tous une pêche d'enfer , résume Pierre de Saintignon, délégué général de Face et par ailleurs directeur général chez Darty.

Actifs, réactifs, interactifs, mais comment ? En offrant son nom, son temps et surtout son... entreprise.

Un nom plus une cause, ça fait toujours bien dans le paysage. Claude Bébéar, le président d'Axa, s'est fait une belle image en lançant bruyamment, il y a quelques années, une Fondation pour le mécénat humanitaire, à l'époque où la plupart des chefs d'entreprise patronnaient expositions ou concerts. Bernard Esambert, président de Bolloré, va apporter son nom à l'Institut Pasteur. Tout récemment, Gérard Belorgey s'est retrouvé à la fois président de RFO et d'Emploi 14 qui, dans le 14e arrondissement de Paris, coiffe trois associations pour l'insertion de personnes en difficulté. Autrefois délégué à l'Emploi, c'est un ami de jeunesse de Nicole Catala, ex-secrétaire d'Etat à la Formation professionnelle, promotrice de cette action. Par mes différents réseaux, j'aide à trouver des débouchés, dit modestement Gérard Belorgey. Mais l'essentiel du travail et du temps, c'est Nicole Catala ou Cécile Friedmann (épouse de Jacques, de l'UAP).

Une ingénierie. Le temps, justement : C'est la denrée la plus rare pour eux , dit Gilbert Cotteau. Il est le coordonnateur d'Astrée, qui, depuis 1987, à coups de carrefours et de séminaires de formation, aide les gens à aider . Pionniers : Jean-Claude Aaron, André George, Jacques Maisonrouge. Et surtout Pierre Moussa : Il m'a ouvert toutes les portes , dit Gilbert Cotteau. Paul Dubrule (Accor) a rédigé la préface du minirapport d'activité, Jean-Paul Delacour (Société générale) est venu à l'inauguration de l'antenne parisienne. Jean-René Fourtou organise un déjeuner au siège de Rhône-Poulenc, etc. Tous m'autorisent à citer leur nom chaque fois que j'en ai besoin. Jean-François Dehecq, Philippe de Margerie, Philippe Dulac, Antoine Guichard et beaucoup d'autres. Il y a même deux patrons lyonnais qui, à raison de trois heures par semaine, sont accompagnateurs de personnes en difficulté.

Le bénévolat c'est du temps mais c'est aussi de l'accessibilité.

Même s'il est en Grèce, Antoine Guichard me rappelle si j'ai besoin de lui , dit le délégué général de Face. Dernièrement, le président de Carrefour était présent lors de l'ouverture du magasin de Lille, avec son directeur général, son DRH et tout l'état-major, pour accueillir 52 jeunes.

Car ce qu'ils offrent, de surcroît ou par définition, c'est leur entreprise. D'en haut ou d'en bas, les entreprises multiplient les initiatives contre l'exclusion. Exemplaire sans doute l'action menée pour l'insertion par Philippe Francès, président de Darty, avec Envie, née d'un partenariat entre Emma|s-Strasbourg et Darty-Marseille après la rencontre de deux copains de fac.

Exemplaire, encore, le militantisme de Paul Rivier, président de Tefal à Rumilly (Haute-Savoie) qui, à la demande d'ATD Quart Monde, accueille, forme et insère des jeunes (ou moins jeunes) paumés à qui il veut redonner leur chance et un métier. Nous ne faisons pas du social, mais de l'économique, répète Paul Rivier. Le surcoût est dérisoire par rapport à la dynamique collective apportée à l'entreprise.

Ils disent tous la même chose. Dans un petit village d'Eure-et-Loir, près de Chartres, Denis Bonnet dirige avec ses frères Amorces Sensas, une PME de 100 salariés qui est le1 européen des amorces de pêche. Parce que son frère Pierre était éducateur social à Dreux, où il en avait vu de toutes les couleurs, il a créé chez lui un atelier d'insertion (Actije) et s'est retrouvé président du centre d'insertion du département. Epaulé par la jeune chambre économique, le conseil général, la Ddass. Ca marche, dit-il, mais il faut loger, transporter, parfois habiller. Trente-deux contrats ont été signés. Mais pour cinq qui sont retenus par la commission d'embauche, il y a vingt-cinq ou trente candidats. C'est bien là le casse-tête des dirigeants militants. Et les limites de leur action.

Elles s'appellent fatalité et inertie.

Evasion. Fatalité, d'abord. Ils ont beau dire et beau faire, tous ces militants, entre leurs associations, commissions, subventions...

mais l'entreprise n'est pas la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul.

Et l'exclusion va toujours plus vite que l'insertion. Second écueil, l'inertie. Tous ces grands personnages parlent et investissent, remarque le directeur de la Fondation Nord-Entreprendre, mais souvent, sur le terrain, les établissements font autre chose. La plupart veulent bien faire pour les exclus, mais pas forcément avec les exclus. Il n'empêche. Lorsque les ingénieurs de Thomson, pendant leur session de management, étudient pour une entreprise d'insertion la faisabilité du projet Diva (Déconstruction industrielle de véhicules automobiles), ils s'évadent un peu du reengineering, des parts de marché ou des plans de carrière. Lorsque le comité d'entreprise de Merlin Gerin à Grenoble lance une action avec ATD Quart Monde, il oublie un peu les points de pouvoir d'achat.

Comme les consommateurs ou les électeurs, les patrons et les salariés sont aussi en quête de sens . Le militantisme c'est aussi de l'oxygène. Claude Villeneuve

(1) Collectif qui regroupe 5 ONG françaises : Frè hommes, Terre des h

MILITER, MAIS COMMENT ?

Vous pouvez militer local ou mondial, particulier ou général. Seul, en groupe, en entreprise ou en réseau. Rwanda, sida, couvertures, bibliothèques ou... emploi, ils sont des milliers à donner leurs week-ends ou leurs soirées. Voici sept voies possibles pour militer contre l'exclusion : Rédigez un chèque à l'ordre de l'association de votre coeur.

Mettez à la disposition d'un organisme du matériel, des locaux, ou même le personnel de votre entreprise. Modèle : Apple-France dans les hôpitaux.

Faites appel à la générosité de vos salariés, à condition, bien entendu, d'apporter également la participation de votre entreprise !

Modèle : Elf.

Proposez à votre personnel un prélèvement sur salaire en faveur d'une association de solidarité, dans le cadre d'un programme proposé et piloté par l'entreprise. Modèle plutôt britannique !

Diminuez votre marge bénéficiaire du prix de vente d'un produit déterminé pour une période déterminée, et donnez la différence à un organisme correspondant à la sensibilité des consommateurs du produit. Annoncez-le haut et fort. C'est ce qu'on appelle un produit-partage. Moulinex l'a fait pour les vacances d'enfants défavorisés.

Regroupez-vous à plusieurs entreprises pour agir dans un domaine précis de l'exclusion (soutien scolaire, lutte contre l'illettrisme, réinsertion des personnes défavorisées, lutte contre la drogue, etc.) ou dans un lieu précis (une banlieue en difficulté, une zone rurale, etc.). Exemple : les Gagnants à Lille.

Créez une fondation. Particulière ou d'entreprise, anonyme ou médiatique. Comme ce grand nom du chocolat qui n'a jamais voulu se dévoiler. Ou ces deux grands patrons, initiateurs des Fondations Solidarité (1982) ou Espoir (1989), et qui distribuent 7 à 8 millions de francs chacun pour la grande pauvreté.

le mécénat d'entreprise, en plein boom. Il est en train de quitter la peinture et la musique pour la solidarité ou la verdure. Claudie Essig et Marthe de la Taille, qui ont développé au sein de la Fondation de France un service conseil en mécénat d'entreprise, sont débordées. Elf, la Caisse d'épargne, Nintendo, le Crédit local de France, le Crédit lyonnais, Suez, la CNP, La Redoute... Les nouveaux militants sont éclectiques.

1994 Oct 10