exposing the dark side of adoption
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Les limites du désir d’enfant

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Les limites du désir d’enfant
Le film de Bertrand Tavernier, “Holy Lola”, a mis en lumière les pratiques parfois douteuses de l’adoption internationale. Au Cambodge se croisent la demande désespérée de familles en quête d’enfants et la voracité illimitée d’intermédiaires malhonnêtes. A Phnom Penh, nous avons rencontré familles, intermédiaires et ONG.
par Stéphanie LE SAUX
L’immeuble, vétuste, au bout d’une impasse terreuse, possède l’architecture caractéristique des années soixante-dix ; un mélange de couleur marron et de panneaux préfabriqués. Autour se trouvent des villas cossues, pour la plupart habitées par des expatriés rassurés par la proximité de l’ambassade de France et du lycée français.

L’hôtel Bayon est vide, officiellement fermé pour rénovation, officieusement en raison de son activité parallèle : au cours de ces dernières années, le Bayon fut le refuge de nombreuses familles françaises venues adopter au Cambodge, terre d’asile de mères potentielles pour les longs mois de négociation.

Or, depuis un an, les couples français sont partis. La porte s’est refermée sur un trafic d’enfants que soudain, à la faveur d’un film sorti récemment, tout le monde semble découvrir. « Cela fait des années que je tente d’ouvrir les yeux des responsables en Occident », interpelle Kek Galabru, présidente de l’ONG LICADHO, spécialiste de la lutte pour les droits de l’homme au Cambodge. « Mais il était plus facile de détourner le regard de cette situation qui arrangeait beaucoup de gens ! »

L’adoption internationale, vue du Cambodge, ressemble à un marché florissant où règne l’impitoyable loi de l’offre et de la demande. Jusqu’à présent, le contexte n’était pas celui de la mise en relation désintéressée de deux immenses besoins d’amour, celui de parents et celui d’un enfant.

Marché parallèle

Du côté occidental, la pression est immense : pour la France seule, plus de 23 000 dossiers de demande d’adoption sont actuellement en attente de traitement par la MAI (mission de l’adoption internationale), l’organisme public responsable du contrôle des adoptions internationales. Seuls environ quatre cents dossiers aboutiront chaque année, soit au total les quatre cinquièmes des adoptions réalisées en France, laissant ainsi de nombreuses familles sans réponse. Les autres pays occidentaux sont eux aussi fortement demandeurs, avec en première ligne les Etats-Unis qui ont enregistré un peu plus de vingt mille adoptions internationales en 2002 (1). La concurrence entre pays occidentaux est une réalité difficile, les Américains bénéficiant de quotas réservés dans les orphelinats.

Du côté des pays en développement, la brèche d’une possible manne financière s’est ouverte, dans laquelle s’est vite engouffré le Cambodge qui souffre d’une grande pauvreté et d’une corruption endémique : ce pays détient le triste record du plus important gouvernement (plus de cent trente ministres et secrétaires d’Etat), du plus grand nombre d’ONG dont la légitimité peut être difficile à prouver, et de la plus rapide procédure d’adoption au monde. Un terrain tout à fait favorable au développement d’un marché parallèle, celui des orphelins, l’offre répondant ainsi à la demande.

Silence gêné

Une soixantaine d’agences sont spécialisées dans l’adoption au Cambodge dont, selon Kek Galabru, la plupart agissent illégalement. « Le scénario est bien rodé : un rabatteur parcourt la campagne et identifie une jeune femme pauvre et illettrée, avec un ou plusieurs enfants en bas âge. Il lui propose d’offrir à ses enfants soit des tests médicaux gratuits, soit la possibilité d’une éducation dans une école sponsorisée par une ONG internationale factice. La mère doit signer une décharge – souvenons-nous qu’elle ne sait pas lire – et reçoit la promesse de pouvoir visiter ses enfants quand bon lui semble. Lorsque, quelque mois plus tard, elle a enfin réuni l’argent nécessaire au voyage, ils ont bien sûr disparu. L’intermédiaire lui propose alors une grosse somme d’argent – entre 50 et 100 dollars – et lui explique que ses enfants ont la chance de pouvoir vivre à l’étranger. Si elle demande à les retrouver, on lui demande un remboursement avec intérêts ou on la menace de toutes sortes de difficultés. »

L’enfant est alors doté d’une nouvelle identité, d’un faux certificat d’abandon et trouve rapidement le chemin d’un orphelinat. Sa photo est publiée sur l’Internet, son nom anglicisé, son « prix » clairement annoncé : entre 15 000 et 20 000 dollars. C’est ainsi que Sue et Peter, qui viennent d’Australie pour trois jours et résident dans un hôtel de luxe de Phnom Penh, ont choisi un petit garçon de six mois. L’ensemble des procédures est pris en charge par leur intermédiaire. « Nous savons que des certificats doivent être obtenus de la part de plusieurs ministères. C’est sans doute à cela que sert l’argent que nous avons versé. On nous a aussi promis qu’une contribution substantielle irait à l’orphelinat qui s’est occupé de notre fils. » Lorsqu’on leur demande quelles garanties ont été obtenues quant à la situation d’orphelin du petit garçon, un silence gêné s’installe.

Silence gêné qui est aussi celui de l’ambassade de France où, visiblement, le sujet dérange : le haut fonctionnaire que nous avons rencontré n’a pas souhaité prendre de position publique et reste sur ses gardes. Les frontières sont officiellement fermées et, « de toute façon, les familles ne veulent pas savoir dans quelles circonstances leur enfant a été obtenu. C’est pour elles l’aboutissement de longues années d’attente, souvent traumatisantes, elles ne pensent qu’à l’avenir ». Il balaye d’un revers de la main la possibilité de malversations passées, notamment d’un cas mettant en cause le « Holy Baby Orphanage » représenté dans le film de Bertrand Tavernier, et géré par la fondation Zannier (propriétaire d’Absorba, Catimini, IKKS…) : « La mère a retiré sa plainte et rien n’a pu être prouvé. » La MAI a pourtant, en octobre 2002, émis un avis demandant aux parents s’adressant au Holy Baby Orphanage de se procurer des informations spécifiques sur le passé des enfants. « Impossible ! », répond la LICADHO qui assure que cet orphelinat n’est pas en mesure de prouver l’identité des deux tiers des orphelins.

Le film de Bertrand Tavernier a permis d’ouvrir le débat et de mettre au jour certaines pratiques illicites. Mais faut-il ouvrir plus encore ce qui peut sembler une véritable boîte de Pandore ? Entre 1998 et juillet 2003, date de la décision du gouvernement français de suspendre les adoptions, plus de cinq cents enfants cambodgiens ont été adoptés en France et environ deux mille aux Etats-Unis. Il est vraisemblable, compte tenu des informations qui se font jour actuellement, que dans de nombreux cas les enfants adoptés ne soient pas réellement abandonnés. Deux familles françaises, l’une à Perpignan, l’autre à Montpellier, sont actuellement poursuivies pour enlèvement d’enfants devant la juridiction française, sur commission rogatoire par des familles cambodgiennes.

Aux Etats-Unis, Lauryn Galindo, directrice de l’agence « Seattle International Agency », vient d’être condamnée à dix-huit mois de prison ferme ainsi qu’à des dommages et intérêts substantiels pour avoir falsifié les papiers de nombreux enfants et menti sur leur condition d’orphelins. Lauryn Galindo aurait ainsi placé en trois ans plus de huit cents enfants, dont celui d’une actrice célèbre, pour un « chiffre d’affaires » de près de 10 millions de dollars, soit une moyenne de 11 500 dollars par enfant.

L’hôtel Bayon doit chercher une autre clientèle : les frontières du Cambodge sont toujours fermées à l’adoption. Une mission interministérielle, conduite par Renaud Muselier, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, accompagné de représentants d’ONG, est chargée d’identifier des lieux, des procédures et des intermédiaires incontestables. Une mission similaire de l’Unicef est en cours, qui devrait servir d’armature à une nouvelle loi pouvant être votée par les parlementaires cambodgiens.

On imagine assez bien la détresse des familles adoptantes lorsqu’elles prennent connaissance de ces informations ; on n’ose imaginer la détresse des enfants adoptés qui, à l’âge adulte, viendraient à questionner les conditions de leur adoption. Si ce débat a pour conséquence d’imposer les directives de la convention de La Haye qui moralise l’adoption internationale, d’imposer aux agences d’adoption de traiter d’Etat à Etat sans intermédiaire et d’accroître la pression politique sur les pays concernés, alors les familles adoptantes pourront bénéficier de la tranquillité d’esprit qui devrait être la leur dans un moment aussi capital de leur vie.

(1). Source : MAI ; US Department of State.


Le choix de Son Soubert

« La première chose que je demande à un orphelinat, c’est s’il organise des adoptions internationales », note Cheat Vannath, présidente de l’ONG « Center for Social Development », qui œuvre pour la mise en place d’un code de bonne conduite gouvernementale et milite contre la corruption qui sévit au Cambodge. « Si c’est le cas, je sais à quoi m’en tenir ! » N’offrir aucune possibilité d’adoption mais privilégier les parrainages, c’est le choix de Son Soubert, que nous avions rencontré en janvier 2004 lors d’un passage en France. Les besoins des quelque cent deux enfants vivant dans son orphelinat de Sre Ampil sont pourtant pressants, mais Son Soubert, fidèle à son engagement d’honnêteté, ne veut pas en entendre parler. « Il est hors de question que nous participions à ce commerce. J’estime qu’il est plus bénéfique à l’avenir des enfants et à celui de mon pays que nous les éduquions ici en leur proposant des possibilités de formation professionnelle. » Au cœur d’une campagne verdoyante, les bâtiments de l’orphelinat sont répartis au milieu des champs de riz. Un petit jardin potager, un verger et quelques plantations de fleurs ont été réalisés par les enfants et les productions seront revendues au marché local. Un cheval vagabond paît au milieu d’un pré. Deux fois par jour, le rythme des activités est interrompu par les psalmodies régulières de la prière.

Son Soubert recueille sans distinction les enfants qu’on lui amène : au moment de notre visite, trois jeunes frères et sœurs, laissés à la charge d’un village voisin par le père décédé du sida. Un autre enfant, le benjamin de l’orphelinat, n’a plus, à six ans, qu’un grand-père paralysé. « Je ne sais pas refuser. Les gens sont tellement démunis…, avoue Son Soubert, mais il est difficile de boucler notre budget, surtout depuis que le pays ne reçoit plus de subvention pour l’achat du riz. » Le repas du soir est pris dehors sous la lueur maladive d’une seule ampoule électrique. Les enfants font preuve d’une sollicitude infinie envers Son Soubert. « Mon père est mort, j’en ai trouvé un deuxième », confie un adolescent.

Pour aider les orphelins de Sre Ampil :
Agir pour le Cambodge
26, rue de Lübeck 75116 Paris
01 47 27 50 03.

2004 Dec 16